ERENA

« travail » subjectif et objectif de préparation à une « bonne mort » (Castra, 2010). En effet, la norme contemporaine de la « bonne mort » suppose une dimension temporelle, individualisée et autonome, laissant une place de plus en plus en plus grande au « temps du patient ». Même si, comme on le verra, la trajectoire du mourir est construite, en pratique, dans des cadres temporels (Grossin, 1996) liés à l’organisation des soins en fin de vie. Ce sont les professionnels de santé, notamment les médecins, qui évaluent le pronostic vital des patients. C’est cette évaluation qui fera entrer les patients dans une nouvelle étape de leur trajectoire de soins, non pas celle de « fin de vie » qui s’inscrit dans une temporalité plus dilatée, mais celle du mourir qui doit s’étendre de « de quelques heures à quelques jours », selon la loi de 2016. En effet, depuis que la loi de 2016 cadre cette pratique, elle doit être effectuée dans les limites du « pronostic vital engagé », au risque d’être hors la loi quand ce n’est pas le cas. Mais comment les professionnels de santé produisent-ils un tel pronostic ? Comment parviennent-ils à délimiter le moment où la vie disparaît? Le pronostic du moment de survenue de la mort devient aussi un véritable enjeu éthique car il ouvre et ferme diverses possibilités d’actions thérapeutiques et d’accompagnement. Or, comme nous disent les médecins rencontrés, cette appréciation n’est pas « un A ou un B » , « C’est proche mais on ne sait pas… », ou encore « On ne sait pas le jour et l’heure, alors… Voilà, mais on comprend  ». Un jeune médecin interne en oncologie constate : « Alors, le temps c’est hyper difficile à estimer. C’est quelque chose que les patients nous demandent souvent… ‘combien de temps il me reste ? combien de jours, combien de semaines’…  Il est impossible de répondre. Après, non, je ne sais pas. Des fois, on sent, en effet, que la fin approche, le patient se dégrade très vite, on sent qu’il ne va pas bien, et on se dit ‘c’est proche’, mais on ne sait pas quand… ». Cet enjeu temporel s’inscrit dans la thématique de l’incertitude médicale, largement étudiée par la sociologie médicale (Fox, 2000; Ménoret, 1999) particulièrement celle pronostique (Christakis, 2001; Davis, 1960; Kentish-Barnes, 2007; Lamont et al., 1999). Cette incertitude prend un poids particulier lorsqu’il s’agit de « pronostic vital », car celui-ci n’est pas effectué pour soi-même mais pour un autre (Fortin et al., 2016) et de plus, cette évaluation déterminera la poursuite ou l’arrêt de traitements, de soins et des dispositifs techniques et pharmacologiques, ou du moins leur légalité. Le pronostic, à la différence du diagnostic, dépend aussi d’éléments qui ne sont pas (encore) présents, et donc « imprévisibles dans l’évaluation de la situation » (Bateman, 2010). Comme le dit la sociologue Kentish-Barnes, ayant travaillé dans des services de réanimation : « Donner un pronostic peut faire peur aux médecins mais leur permet aussi de réaffirmer leur autorité et leur confère un sentiment de maîtrise qui fait parfois défaut, notamment en matière de fin de vie » (Kentish-Barnes, 2007). Ainsi, même si ce n’est pas une «  science exacte », tel qu’un jeune médecin le rappelle, les soignants mobilisent des ressources diverses pour pouvoir effectuer cette estimation, qui leur sert moins pour la déclarer au patient, que pour donner sens et direction à leurs propres actions : mettre en place des actions de soins spécifiques et/ou en arrêter d’autres. Ces ressources pronostiques puisent dans différents registres qui se veulent plus ou moins « objectifs » et qui sont mobilisés autant par les médecins que par les infirmiers et les aides-soignants. Il y a d’abord les signes visibles corporels qui sont mobilisés pour pronostiquer une mort proche. Comme nous dit une infirmière du service de chirurgie : «  Déjà le premier truc, c'est le changement de teint qui devient grisâtre. Puis la respiration et la perte de conscience ; la respiration qui se modifie  ». Ainsi que précisé par une soignante du service d’hématologie-greffe : «  La couleur est tout (…) ils ont voilà, un teint spécifique  ». Loin d’être seulement identifiés par les aides-soignants et infirmiers, ces paramètres corporels visibles, comme la teinte, ou l’insuffisance respiratoire, sont aussi évoqués par les médecins. Les signes visibles corporels les plus mobilisés sont cependant ceux de « l’inconfort physique » et surtout celui de « la douleur ». Ce sont ces paramètres qui permettent aux soignants d’objectiver le pronostic et l’incertitude, notamment par l’usage des échelles et scores validés par des organismes sanitaires. Il n’est pas anodin que la douleur revienne comme le signe caractéristique de l’approche de la mort, dans le cadre des problématiques de la prise en charge palliative. En effet, historiquement, comme le démontre Michel Castra (2003) l’expertise de la douleur (l’algologie) devient la pierre angulaire de la stratégie de légitimation médicale des soins palliatifs dans un contexte médical souvent hostile et permet de constituer la fin de vie comme un véritable domaine médical. Nos données montrent cependant comment cette « culture palliative » (Moulin, 2000) s’est étendue au-delà des professionnels du palliatif et recouvre une grande partie de la communauté médicale en cancérologie. Nous trouvons ainsi des médecins et des soignants d’autres domaines, souvent très éloignés en termes de « culture médicale », comme la chirurgie, faire mention de la douleur et des souffrances physiques des patients comme les principaux paramètres du « pronostic vital engagé » et de la fin. Au-delà de la douleur, la force de cette « culture palliative » (Moulin, 2000) se retrouve dans d’autres paramètres d’évaluation mobilisés par les soignants, des signes qui sortent du domaine « objectivable ». Il s’agit ici des souffrances, de l’anxiété, de l’angoisse, du retrait « du désir de vivre ». Il s’agit de prendre en compte ce qui relève de l’expérience subjective du patient pour évaluer sa mort imminente. 10

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