ERENA
Tel que nous dit un médecin senior en oncologie : « (…) il y a la clinique de la vie de tous les jours, et… les douleurs très importantes, la cachexie, … l’état d’épuisement, l’examen clinique. (…)… bah toutes ces choses-là sont des indices forts concernant le fait que ce patient va être ou est dans une phase de fin de vie enclenchée… Et après il y a des choses, même si vraiment je déteste faire semblant d’être psychologue et je ne veux pas l’être, il y a des choses qu’on finit par apprécier…(….) c’est la verbalisation de la rétraction du désir de vivre. Et les patients, chacun à leur façon, verbalisent le fait que le désir de vivre est en train de les quitter. Eh…, par exemple, un… y a des gens qui vous disent qu’ils sont à la fin de leur vie. Je n’ai pas besoin de l’interpréter [rires]. Sauf si vous avez des barrières : si quelqu’un dit qu’il va mourir, il faut le croire ; c’est qu’il le ressent ». Une autre oncologue senior nous dit également : « la fin de vie… et puis… je dis… au-delà de la quantité, il y a la qualité de la fin de vie… Il y a des gens qui souffrent tellement physiquement et psychologiquement… que pour moi ce n’est pas éthique, ce n’est pas humain, ce n’est pas… que de ne pas sédater…(…), ils craquent, ils pleurent. Ils sont hyper déprimés… ils disent ‘j’en ai marre… je voudrais que ça finisse…’ ». Ainsi, on tente de saisir la « quantité de temps » par la « qualité » ressentie par le patient. Il est intéressant de noter aussi que cet ensemble de signes ne sont pas repérés sur un corps détaché de toute relation et de son environnement. Si la médecine se fait « police des temps », car « elle met le corps mourant au diapason des phases de la trajectoire du mourir définies par les médecins et par les institutions » (Julien et al., 2019), elle le fait de plus en plus imprégnée de cette « culture palliative » qui essaye d’articuler l’observation des corps des mourants à une tentative d’approche holistique du malade (Moulin, 2000) qui passe notamment, dans les mots des professionnels rencontrés, par l’idée de « contexte ». Cette idée de « contexte » est protéiforme dans les propos des soignants. Nous y trouvons plusieurs dimensions. Il y a d’abord le «contexte personnel du patient », où les dimensions mises en avant seront d’ordre psychologiques et relationnelles : « L’angoisse, l’anxiété est un paramètre qui joue », nous dit une oncologue sénior. Une autre médecin nous dit : « parfois ils nous disent ‘j’ai vu tout le monde’, ou parfois ils nous disent ‘je ne veux pas être sédaté tant que mon fils ou ma fille n’est pas venu’… mais après ‘j’en ai marre’. Souvent ils se ‘ sédatent eux-mêmes’ aussi… ils lâchent prise et là ça va plus vite,… ça je l’ai remarqué… » A l’extrême opposé, le contexte peut aussi faire référence à une vision plus médicalisée des phases de la maladie. Ainsi, quand nous demandons à un jeune médecin comment il évalue la mort imminente : « c ’est un contexte chronique associé à un événement aigu… et puis un état général du patient, cet ensemble de paramètres qui fait qu’on se dit : on ne va pas s’en sortir ». Mais généralement, ce qu’on réfère comme étant le « contexte personnel du patient » se présente comme un entrelacement de la trajectoire du patient, de son histoire clinique, et des relations qui se tissent autour de celles-ci. Cette dimension relationnelle du « contexte » comporte non seulement la relation patient-médecin, mais aussi la famille, les équipes de soins et les relations des médecins entre eux. Comme nous dit un oncologue sénior quand on lui pose la question de l’imminence de la mort : « y a plein de trucs. Y a l’alerte… l’alerte, c’est ce qu’on nous raconte : le message au secrétariat ; le coup de fil du collègue médecin de famille qui finit à un moment donné par réclamer une hospitalisation pour un symptôme sur lequel, tout de suite, on a une lumière qui clignote dans la tête en se disant : ça sera un symptôme réfractaire ou ça le deviendra ». Dans la délimitation de ce contexte de mort imminente une place fondamentale est donnée par les professionnels à leurs propres pratiques thérapeutiques. « C’est le contexte, donc généralement, ce sont les patients qui sont en échec de leur traitement, avec une maladie qui progresse et pour lesquels nous avons peu d’alternatives ». Ainsi, non seulement le patient est en échec thérapeutique mais l’équipe médicale se sent également prise en défaut. Souvent sous le ton de l’échec, sont évoqués ici le fait de n’avoir plus rien à proposer au patient, ou « peu d’alternatives », ou « plus de traitements », etc. Ici, l’acteur arrivant « au bout » est moins le patient que les médecins eux-mêmes. Une infirmière du service Hématologie-Greffe, nous dit : « Les médecins, en analysant les bilans sanguins, nous disent souvent aussi : là, on est au bout de ce que l'on peut proposer ». Un chirurgien en ORL explique : « Pour nous, c’est juste une qualité de prise en charge du patient en fin de vie… (…)… bien sûr on a discuté avant de toutes les options thérapeutiques… on sait qu’on est au bout de ce que nous pouvons proposer ». Ainsi, malgré cette « culture palliative » qui revendique les temporalités du patient face à sa propre mort, nous voyons que le « pronostic vital engagé » est une activité sociale, négociée entre plusieurs acteurs, où les médecins se placent en tant que chef d’orchestre des « signes divers » et du « contexte ». Ce pronostic de la mort est nécessaire, tel qu’on l’a dit, pour pouvoir mener à bien l’organisation des diverses actions de soins, comme nous dit une infirmière : « Le décès attendu et le décès brutal, sont deux choses différentes ». B. 2ème enjeu temporel : « Le décalage de timing » dans la décision médicale. Anticiper (ou pas) une sédation Plusieurs auteurs en sociologie, notamment celle du travail, ont mis en évidence l’épuisement et la perte de sens qui peut provoquer chez les professionnels l’injonction à l’urgence (Bouton, 2013). Ce que les 11
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