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médecins appellent « l’urgence oncologiqu e 3   », peut être en effet vécue très difficilement par des soignants ayant incorporé des idées de la « culture palliative », où la mort « dans l’urgence » se distinguerait de celle « idéale » (Castra, 2010) qui constitue l’achèvement d’une fin de vie progressive. Cependant, nos données montrent que ce n’est pas tant l’urgence qui pose problème en soi, que le fait de ne pas pouvoir l’anticiper. Nos interlocuteurs indiquent que des actions importantes peuvent être réalisées dans l'urgence et sans tensions, dès lors que celles-ci ont été « anticipées ». Autrement dit, non pas tant qu’une décision a été prise au préalable mais plutôt que plusieurs scénarios décisionnels ont été projetés et concertés collectivement autour du devenir d'un patient. En 2018, le rapport du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV ) 4 sur les pratiques de la sédation profonde et continue jusqu’au décès en France, soulevait le paradoxe d’incompatibilité des temporalités entre «  le temps du malade en fin de vie qui demande à avoir accès à une SPCJD et la lourdeur de la procédure que le médecin doit suivre pour la mettre en œuvre s’il veut respecter les recommandations  ». Comme paraphrasant ce rapport, un médecin oncologue sénior, nous disait lors d’un entretien, que les problèmes liés à une sédation venaient souvent de ce «  timing de décision qui n’était pas partagé ou (pas) suffisamment partagé  ». Ainsi, nos données montrent le fait que ce décalage viendrait moins d’une « lourdeur de la procédure (collégiale) » que du fait de temporalités différemment construites entre les professionnels du soin. Le même médecin oncologue poursuit: « En d’autres termes, les infirmières et les aides-soignantes qui sont au contact de corps, euh… peuvent percevoir parfois de façon un peu anticipée ou parfois en retard d’ailleurs… Mais souvent de façon anticipée… euh, comment les choses vont évoluer par rapport à un jeune docteur qui est encore un peu dans la théorie… eh… de la médecine… » La temporalité de l’anticipation ouvre un espace-temps qui permet une participation majeure des différents professionnels aux décisions de sédation, notamment par la mise en place de la collégialité pluridisciplinaire (Couderc et al.2021). Une aide-soignante nous dit : «  La plupart des réunions collégiales sont faites à la demande des soignants. Parce que c'est quand même compliqué de faire une toilette à quelqu'un qu'on ne peut pas tourner dans le lit parce que dès qu'on lui pose la main dessus on lui fait mal. Et ça interroge la pratique du soignant de faire un soin et d'être agressif. Donc, si l'équipe a pris la décision, si on a recueilli les souhaits du patient et que ça va vers avec une sédation, 3 L’urgence oncologique fait référence à une situation clinique liée au cancer ou au traitement qui met le patient en risque vital et donc requiert une prise en charge rapide. Dans le cadre de la fin de vie, ces situations renvoient soit aux cadres aigus à risque vital immédiat (hémorragies, détresse respiratoire aigu , etc.) ou à une aggravation des symptômes physiques réfractaires (les douleurs, par exemple) 4 CNSPFV. La sédation profonde et continue jusqu’au décès en France, deux ans après l’adoption de la loi Claeys-Leonetti, Paris : CNSPFV, 2018, 64 p : 48. c'est quand même pour moins de douleur, moins de souffrance ». Dans le focus group du service d’hématologie-greffe, des infirmières et des aides-soignantes en parlent ainsi : Soignant e 5 : (...)  Après c'est vrai qu'il y a eu certains cas, quand même, on a mis la sédation tard, et ils ont souffert.  Enquêteur :  et du coup pourquoi on l’a mise tard ? Soignante:  je pense que ça c'est médical, ce n'est pas nous, après.  Soignante: nous, voilà, on est les premiers en ligne, quoi. C'est nous qui sommes dans la chambre avec le patient, la famille.  C'est vrai que c'est difficile.  Une médecin oncologue sénior confirme cette vision de la sédation mal vécue quand elle arrive trop tard: « Quand ça se passe mal, c’est quand on se dit : peut- être qu’on aurait pu faire avant. (…) Le trop tôt, je le limite… on ne se rend pas forcement compte, mais de temps en temps on se dit : mince… on se dit : un petit peu avant ça aurait été bien  ». Ainsi, les acteurs s’accordent pour dire qu’une sédation programmée est plus confortable pour tout le monde et que les actions précipitées de la fin de vie ne se conforment pas avec un idéal de bonne mort. Cependant, face à la mort annoncée, les temporalités et les logiques des différents professionnels peuvent être divergentes. Elles sont ainsi constamment négociées. Comme le dit un oncologue sénior : «  Il y a une négociation permanente, qui si elle se passe bien… doit permettre de verbaliser deux exigences qui doivent se travailler ensemble : y a une exigence des infirmières et des aides-soignantes… c’est : je m’occupe de son corps… eh… et je suis en contact de son corps longtemps pendant la journée et donc j’ai besoin qu’on s’occupe immédiatement de ce que j’ai perçu. Et y a une exigence médicale qui est : je veux prendre la responsabilité qui nous engage et j’ai besoin de temps pour que les jalons, les bornes de cette décision soient respectées parce qu’on prendra une décision qui doit être la moins traumatisante pour l’équipe et la plus bénéfique pour le patient  ». Les divergences apparaissent entre des services qui seraient plus portés vers les soins techniques ( le cure) , comme par exemple le service de chirurgie, et ceux qui seraient davantage portés vers le care, comme le service de soins de support. Cependant ces divergences apparaissent aussi au sein des services, entre les segments professionnels ou encore entre les « jeunes » et les « anciens » du service. Lors d’un focus group , les infirmières et aides-soignantes du service de chirurgie ont cherché à nous éclairer sur ces divergences: 5 Lors des retranscriptions des focus group menés avec des infirmiers et des aides-soignants, nous n’avons pas pu distinguer l’appartenance professionnelle de nos interlocuteurs de manière systématique. Ainsi, dans les verbatims du texte nous englobons sous le terme de « soignant » ou « soignante» ces deux groupes professionnels. Le sexe de la personne ayant pu être identifié lors de l’écoute des enregistrements, nous le précisons 12

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