ERENA

Sommaire I - Des questions très actuelles… II - Trois types de situations… III - Réussir à perdre… IV - Remanier son rapport au temps : V - Remanier son rapport au monde : VI - Remanier son rapport aux autres : VII - Remanier son rapport à soi-même : VIII - Investissement, renoncement, détachement… IX - Que reste-t-il quand on a tout perdu ? « Elle regarde ses mains. Comment sont-elles devenues ainsi ? Toutes ces veines, ces taches, ces rides sur ses mains, comment sont-elles venues ? Soixante-dix ans qu’elle les promène sans jamais y avoir posé les yeux. Ni quand elles étaient fraiches, puis mûres, puis flétries, ni maintenant, desséchées. Elle regarde ses mains comme si c’était la première fois. On dirait des étrangères posées ainsi, oisives, sur le tablier noir. Des réfugiées. Elle a envie de les caresser . 1   » Il arrive, quel que soit l’âge, mais c’est sans doute plus vrai encore avec l’avancée en âge, que la maladie, le handicap, les pertes qu’ils imposent nous fassent vivre de drôles d’aventures. Il arrive, et nous le savons bien, que le corps progressivement, morceau par morceau, ou fonction par fonction, s’en aille, nous abandonne, nous trahisse… Le pire alors est sans doute de se sentir abandonné, délaissé, trahi aussi par l’entourage que l’on croyait aimé et aimant. Que reste-t-il alors quand on a ce sentiment d’avoir tout perdu ou presque tout perdu ? Comment vivre quand le corps fout le camp ? Cette expression « Vivre quand le corps fout le camp », je l’emprunte à mon ami Christian Gallopin, médecin algologue, responsable d’un service de soins palliatifs qui a dirigé un ouvrage 2 qui porte ce titre, ouvrage auquel j’ai eu la chance de participer, je suis heureux de rendre ici hommage à son travail. « Vivre quand le corps fout le camp… » Est-ce possible ? Qui peut parler de cette expérience étonnante ? Celui qui la vit ou l’a vécue ? Celui qui observe, qui accompagne ou qui soigne ? Qui peut en dire quelque chose ? Les questions sont si nombreuses qu’elles rendent difficile la parole… Et pourtant nous avons bien conscience que quelque chose d’essentiel advient dans ces moments, dans ces processus, quelque chose qu’il nous faut essayer, modestement de comprendre… I - Des questions très actuelles… Il me semble d’abord que la question que pose cette expression « Vivre quand le corps fout le camp » est d’une actualité continue. De récentes situations, de récentes affaires, comme on dit, médiatisées tant et 1 Mihalis Ganàs « Quelques femmes » Quidam Éditeur 2015. 2 « Vivre quand le corps fout le camp ! » Sous la direction de Christian Gallopin Ed. Érès 2011. plus, (on pense évidemment à l’affaire Vincent Lambert…) ont mis en débat la question de savoir si vivre quand le corps fout le camp c’est vivre encore, si cette vie est acceptable ou non, acceptable pour qui, en fonction de quels types de critères, etc. Et puis, a-t-on le droit de vivre quand le corps fout le camp ? Doit-on laisser vivre ? Doit-on forcer à vivre ? Doit-on, peut-on ne pas laisser vivre ? Qui doit en décider ? Qui peut en décider ? • La personne concernée ? Le peut-elle ? Qu’en dit- elle ou qu’en a-t-elle dit dans d’éventuelles directives anticipées ? • Son entourage ? Est-il en capacité, en droit, de dire quelque chose ? A-t-il été désigné comme personne de confiance ? • Le médecin ? Le juge ? • La décision doit-elle être collégiale ? Peut-elle l’être ? Engage-t-elle la responsabilité pénale de celui qui décide ? • Qu’est-ce qui dans ce genre de situation est acceptable, jusqu’où est-ce acceptable ? Qu’est-ce qui est bien ou mal ? Bien ou mal pour qui ? • Comment articuler l’éthique et ses valeurs, la morale et ses principes, la déontologie et ses règles dans ce genre de situations ? • Comment ne pas rester seul devant ces questions ? Bref on pourrait énoncer encore une multitude d’interrogations dont, bien sûr, nous sommes tous porteurs dès lors que nous nous trouvons pour nous- mêmes, pour nos proches ou dans l’exercice de nos professions, confrontés à ces situations. De façon plus ou moins confuse on a bien conscience que quelque chose est sociétalement en train de bouger, le cadre juridique s’adapte, les pratiques évoluent, mais « quand le corps fout le camp » il fait apparaître une multitude de questions avec lesquelles nous avons du mal à travailler. D’autant qu’il est rare que le corps foute le camp en silence… Il y a tant de souffrance physique et morale, psychologique, affective dans ces situations… Nous avons beau jeu d’en parler et c’est nécessaire, mais comment rendre compte de la souffrance de l’autre ? L’expérience personnelle de la maladie est toujours et pour chacun, une expérience singulière, nul n’en saurait douter. Ce caractère singulier rend cette expérience fondamentalement peu communicable. Chacun est seul devant la maladie qui dure, invalidante, devant le handicap, à plus forte raison devant la mort. Cette solitude (ou plutôt cet isolement) est cependant adoucie, quand c’est possible, par un entourage, notamment professionnel mais pas seulement, qui, de son mieux en général, avec le temps et les moyens dont il dispose, et compte tenu de la pression que la maladie fait peser sur lui aussi, essaie de rendre la réalité moins dure et y parvient parfois ou souvent. 36

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