ERENA

Vous l’aurez saisi à demi-mots, aborder ces questions c’est toujours également prendre le risque de parler de soi, de l’expérience que l’on a soi-même de ces situations et parler à mots plus ou moins couverts, non seulement de cette expérience mais aussi de ses convictions profondes, et de la manière dont les uns et les autres nous les mettons au travail, nous nous mettons au travail. Ces questions très sociétales sont donc paradoxalement très personnelles et bien malin qui pourrait prétendre dissocier facilement ces deux dimensions. II - Trois types de situations… Quand le corps fout le camp, trois grands types de situations, je crois, se distinguent et se conjuguent, s’entremêlent : la maladie, le handicap et la dépendance. La maladie, il faudrait dire les maladies, elles sont nombreuses et plus ou moins invalidantes, angoissantes, elles laissent entrevoir des évolutions très différentes selon leur nature, les thérapeutiques possibles, la qualité des soins apportés… Le handicap, il faudrait dire les handicaps, ils prennent eux aussi des formes si diverses, presque toujours caractérisées par une déficience, par des pertes : pertes sensorielles, pertes motrices, pertes de performances, pertes multiples… Mais l’expérience du handicap est sans doute assez emblématique de l’expérience que nous tentons de cerner ici : « vivre quand le corps fout le camp… » La dépendance enfin : curieux usage que nous faisons de ce terme dépendance, sans jamais répondre à la question dépendant de qui ? Curieusement, si le corps fout le camp, avant disons 60 ans, vous serez handicapé, mais après soixante ans vous serez plutôt dépendant ce qui permettra de limiter les dépense s 3 … On comprend bien les interactions entre ces trois types de situation, la maladie pouvant entrainer le handicap ou la dépendance mais la personne qui vit une situation de handicap ou de dépendance n’est pas a priori malade… On saisit alors « quand le corps fout le camp », l’importance qu’il y a à conjuguer accompagnement et soins, chaque situation ne pouvant pas forcément se réduire à l’une ou l’autre de ces deux approches. Quand le corps fout le camp, la plus part du temps, il part lentement, il met du temps à partir ce qui nous confronte à une ambivalence terrible : l’envie d’en finir et de ne pas en finir, bien sûr… Il part lentement et ne part pas forcément entièrement, et de ce fait, la question qui se pose est bien de savoir comment et quoi vivre. S’il partait d’un seul coup et entièrement, la question ne se poserait même pas… Du coup ce que nous vivons en vieillissant me semble assez exemplaire de ce que vivent tous ceux dont le corps fout le camp… « Je n’ai plus que les os, « Un squelette je semble 3 Paulette Guinchard-Kunstler et Marie Thérèse Renaud « Mieux vivre la vieillesse » Les éditions de l’atelier. Paris 2006. P. 131. « Décharné, démusclé, dépulpé « Mon corps s’en va descendre « Où tout se désassemble. » P. De Ronsar d 4 . III - Réussir à perdre… Chacun sera d’accord pour admettre que vieillir c’est perdre, indéniablement c’est perdre… Perdre de l’acuité sensorielle, perdre de la souplesse, de la mobilité, de la motricité… C’est perdre ceux que l’on aime et qui nous ont précédés dans la vie mais parfois aussi ceux qui nous suivent et que l’on ne voulait surtout pas voir mourir… Vieillir c’est perdre un emploi, un rôle, un statut social, perdre du prestige, perdre de la renommée, perdre du revenu, etc. Mais il me semble plus intéressant de regarder tout cela comme un nécessaire apprentissage : vieillir c’est apprendre à perdr e 5 et, du coup, entrer dans des stratégies de prévention, de compensation de contournement, de remplacement, d’acceptation, d’invention, que sais-je ? Bref, vous l’aurez compris, vieillir, c’est réussir à perdre, si je puis me permettre une expression, un oxymore aussi paradoxal ! Pourtant, c’est tellement vrai : vieillir c’est réussir à perdre et l’on pourrait ajouter : sans en mourir alors même que nous savons bien que c’est pourtant à la mort que nous conduira ce processus… Sans en mourir mais parfois sans doute un peu plus libéré des entraves qui nous fixaient à l’état antérieur et nous empêchaient d’avancer, ce qui exige que s’opère le nécessaire travail du deuil relatif à ces pertes. Perdre et devenir libre, on commence évidemment à entrevoir ces pertes de façon exactement paradoxale. C’est ce paradoxe qui mérite d’être ouvert, d’être exploré. Nous percevons bien, en effet, qu’il nous faut, face à ces pertes, « quand le corps fout le camp », tout à la fois résister et accepter et que c’est dans ce double mouvement que nous trouvons la possibilité d’avancer encore, parce que vieillir, si c’est perdre, c’est aussi et à tout le moins remanier son rapport au temps, au monde, aux autres et à soi-même. Cet apprentissage ne peut se faire que si, comme c’est le cas à chaque fois que « le corps fout le camp », la personne qui vieillit entreprend de multiples remaniements et notamment un remaniement de son rapport au temps, de son rapport au monde, de son rapport aux autres et à soi-même. IV - Remanier son rapport au temps : C’est presqu’une évidence, mais il est clair qu’avançant en âge, quand le corps fout le camp, notre rapport au temps se transforme et que nous ne vivons pas le temps de la même manière selon l’âge que nous avons : vingt, quarante, soixante ans, soixante-dix, etc. Si le temps me 4 Pierre de Ronsard Sonnet « Derniers vers » publié en 1586 mais écrit en 1585 quelques semaines avant sa mort. 5 Rabby Jossef Rozin : Commentaire sur le Talmud, Ketouvot 13b Cité par Emmanuel HIRSCH in « Apprendre à mourir » Ed. Grasset. Paris 2008. 37

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