ERENA

dure, il ne me dure pas de la même manière et ce n’est sans doute pas le même temps qui me dure, ou qui me presse, me manque, qui passe trop vite d’ailleurs, selon l’âge que j’ai et selon le temps que j’imagine me rester à vivre. Or le temps est une donnée socio-économique de première importance. Économique, c’est devenu une évidence : le temps c’est de l’argent… Remanier son rapport au temps c’est donc remanier son rapport à ce que l’on gagne et à ce que l’on perd, ce que l’on gaspille, ce que l’on donne, ce que l’on partage. Le temps se gère dit-on, utilisant pour le temps le même langage que pour l’argent… Le temps vécu comme un capital qu’il nous faudrait faire fructifier quand on sait bien que, quoi qu’on fasse, il s’amenuise… Alors, « travailler plus pour gagner plus » voilà le slogan qui s’impose ! Mais gagner plus de quoi ? Que peut donc « rapporter » le temps, ce « capital temps » pour utiliser un langage à la mode ? De l’argent ou des relations sociales… De la richesse et des relations. Chacun fera de ces éléments la composition qu’il souhaite pour lui-même à moins qu’un modèle dominant ne vienne normaliser notre rapport au temps et le réduire en fait, à sa dimension économique. Temps de travail, production, cotisation, ouverture de droits, liquidation de retraite, pouvoir d’achat, niveau de vie, endettement, prestations, reste à charge, etc. Modèle dominant auquel plus le corps fout le camp et plus il est difficile sans doute de se conformer… Et puis vieillir c’est sans doute passer du « si » au « quand » : « si je meure » devient « quand je mourrai » et l’on commence ainsi à compter non seulement le temps déjà passé mais également le temps qui reste… enfin qui reste peut-être ! « Combien de temps... « Combien de temps encore « Des années, des jours, des heures, combien ? « Je l'aime tant, le temps qui reste... « Je veux rire, courir, pleurer, parler, « Et voir, et croire « Et boire, danser, « Crier, manger, nager, bondir, désobéir « J'ai pas fini, j'ai pas fini « Voler, chanter, partir, repartir « Souffrir, aimer « Je l'aime tant le temps qui reste » … 6 Et voilà que ce corps qui fout le camp nous contraint à nous libérer… Cet oxymore est pour le moins paradoxal… De quoi nous libérons-nous ? Du stress, de la pression du temps réel, du culte de l’urgence, du flux tendu, du tout « tout de suite », autant d’éléments d’un rapport au temps qui nous a fait souffrir et dont nous pouvons nous libérer au moins en partie, enfin ! Vieux mais libres, enfin ! Mais « combien de temps ? » 6 Serge Reggiani sur un texte de Jean Loup Dabadie et une musique d’Alain Goraguer 2002. V - Remanier son rapport au monde : Nous avons à vieillir en rapport avec le monde qui nous entoure. Il nous arrive d’en prendre conscience quand ce rapport au monde nous met en difficulté, nous fait souffrir, mais la plupart du temps nous vivons notre rapport au monde comme s’il était un rapport obligé et comme si nous n’avions aucun moyen de nous en libérer. Le temps fait partie du monde qui nous entoure mais celui-ci est bien plus vaste et complexe : il s’agit alors de remanier le rapport que nous entretenons • avec le travail, l’occupation, les loisirs, la télé, la culture… • avec la voiture, les déplacements, l’espace, les voyages… • avec la maison, l’habitation, le jardin… • avec la nourriture, l’alcool, le tabac, tout ce dont nous nous nourrissons, de manière parfois incontrôlée… • avec le sommeil, le repos, l’activité, physique, l’exercice… • avec la médecine, ce qu’on lui demande et ce qu’on en attend… Et l’on pourrait, pour chacun de nous, continuer à égrener la liste des éléments avec lesquels il nous faut remanier notre rapport parce que lorsque le corps fout le camp, par exemple parce que nous vieillissons, ou lorsque le handicap ou la maladie s’imposent, c’est bien notre rapport à tout cela au moins qui se trouve mis à mal. Il arrive même et c’est alors le meilleur des cas, que ce remaniement soit potentiellement porteur de liberté retrouvée ou restaurée. VI - Remanier son rapport aux autres : Si vieillir c’est remanier son rapport au monde, quand le corps fout le camp, c’est aussi remanier son rapport aux autres, aux autres proches et moins proches. On comprend bien que cette dimension soit essentielle dans la perspective d’un vieillissement serein, harmonieux. Remanier son rapport aux autres au plus près de soi d’abord, dans le couple, quand il nous est donné de vivre en couple et que l’on a fait ce choix, couple dont nous avons pourtant si souvent oublié de prendre soin… Prendre soin de l’autre et de la relation qu’au fil du temps nous avons tout à la fois construite et souvent malmenée… Prendre conscience que « pour le temps qu’il nous reste à vivre ensembl e 7 » , si c’est vrai que l’on s’aime, on a peut-être mieux à faire que de passer une soirée encore, fixés, silencieux sur le canapé du salon à regarder, une fois de plus, une bouillie télévisée anesthésiante… 7 L’expression est empruntée avec reconnaissance au Professeur René SCHAERER in « Voyage au bout de la vie » film de Bernard MARTINEAU réalisé pour la télévision en, 1986. 38

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