ERENA

mais « vanitas vanitatis… » On passe à autre chose, l’objet perd de son intérêt… L’objet ici n’est pas forcément une chose, il est objet d’amour, objet affectif, intellectuel, que sais-je ? Plus dur encore, il arrive que la seule manière que nous trouvions de modifier le rapport que nous entretenons avec l’objet d’amour soit de rompre avec lui toute relation parce qu’en maintenir une parcelle encore deviendrait trop douloureux. Renoncer pour ne pas souffrir, perdre totalement pour ne pas souffrir de la perte partielle. C’est vrai dans nos relations amoureuses, parfois, c’est vrai également dans nos relations affectives, plus largement, avec tous ceux et avec tout ce qui nous entoure. Décidément ce n’est pas toujours facile de conquérir ou de reconquérir sa liberté ! Investissement, renoncement, entre ces deux mouvements, vient se glisser, peut-être, le détachement sur lequel il nous faut travailler. Le détachement il est relatif, il est progressif, il est recherche de la bonne distance, de la distance juste. Il est relâchement, remaniement d’un lien, libération d’un lien et, parce qu’il est libération d’un lien, il est liberté possible, liberté enfin ! Passage paradoxal d’un lien qui entrave à un lien qui libèr e 11 … IX - Que reste-t-il quand on a tout perdu ? Vivre quand le corps fout le camp… Un lien qui libère… Comment vivre alors avec l’angoisse de la perte qui ne fait qu’augmenter ? Comment précisément se libérer de cette angoisse quand une douleur lancinante vient la réactiver chaque jour ? Quand cette douleur à laquelle on oublie encore parfois d’apporter une attention et un soin suffisants vient remplir tous les espaces d’une vie qui semble se rétrécir au fur et à mesure que le corps, justement vous abandonne ? Car la première des choses c’est la douleur, difficile à décrire : stable et fuyante, aiguë, intense, ronde, pointue, envahissante, irradiante, constante, flash, électrique, latente, globale, localisée, incroyable, fulgurante, supportable, brûlante, résistante, ténue, suspendue, apprise et mémorisée, que sais-je ? Il y a tant de raisons de souffrir, tant de manières d’avoir mal, tant de façons d’essayer de le dire et de le garder pour soi… Tant de peurs d’en saturer les autres au point de les éloigner quand on aurait tellement besoin d’une simple main douce et silencieuse, d’une caresse légère, fraîche et bienveillante. Nos seuils de douleur aux uns et aux autres sont si différents ! La douleur peut nous emmener si loin dans les profondeurs de notre animalité : souffrir comme une bêt e 12 , privée du recours au langage qui permettrait de la dire, cette douleur, privée des gestes ou de la position 11 Allusion au très beau nom des éditions LLL : « Les liens qui libèrent ». 12 Mon ami Éric FIAT, philosophe et merveilleux pédagogue évoque remarquablement cette dimension de la douleur à travers l’analyse qu’il fait du film « La belle et la bête » de Jean COCTEAU, réalisé en 1946. « Corps et âme ou qu’un peu d’incarnation ça peut pas faire de mal… » Ed. Cécile Defaut. 2015. antalgique qui permettrait de la réduire, pour un instant au moins… L’être entier empêché de penser, de raisonner, envahi totalement par une douleur qui vous recroqueville, vous réduit en une boule de corps qui ne peut plus communiquer. « Pour nourriture, j’ai mes soupirs, « Comme l’eau s’épanchent mes rugissements. « Toutes mes craintes se réalisent, « Et ce que je redoute m’arrive. « Ni tranquillité ni paix pour moi « Et mes tourments chassent le repos . 13   » « Mes rugissements », dit Job… « Quand le corps fout le camp », paradoxalement encore, cet abandon est vécu comme une sorte de réduction de la personne à ce corps qui s’en va et à ce qu’il en reste… En être réduit à ce corps qui dysfonctionne, à ce corps diminué, amputé… « Mes rugissements », dit Job… Mais Job est encore capable de penser de manière cohérente… derrière ce corps qui fout le camp se cache en réalité une autre peur, une autre angoisse : celle de l’esprit qui fout le camp. Bien sûr il est absurde de séparer corps et esprit comme je le fais, l’esprit n’existe sans doute qu’incarné, porté par un corps qui en permet l’activité… Pourtant perdre l’esprit, perdre la tête, que le corps foute le camp et qu’il emporte l’esprit, alors, vraiment, que reste-t-il ? La difficulté majeure pour la personne comme pour son entourage réside peut-être bien dans ce paradoxe-là : comment ne pas se percevoir et comment ne pas percevoir l’autre qu’à travers ce qui lui manque, ce qu’elle n’a plus ? Comment la percevoir encore à travers ce qui lui reste justement quand elle a tout perdu ? Tout perdu à ses yeux ou aux nôtres ? Mais justement « que reste-il quand on a tout perd u 14   ? » Les uns se hâtent de conclure que l’absurdité de la question suffit à éviter d’y répondre, bien sûr, mais d’autres considérant cette vie qui dure quand le corps fout le camp, osent suggérer une réponse… Que reste-t- il quand on a tout perdu ? L’essentiel peut-être, ce qui nous fait homme ou femme, notre humanité, notre inaliénable dignité, quand bien même notre entourage ne sait plus la reconnaître… Que reste-t-il quand on a tout perdu ? Jean Paul Sartre nous suggérait une réponse formidablement optimiste : « Tout un homme, fait de tous les hommes et les vaut tous et que vaut chacun.» Encore faut-il que cet homme, nous l’écoutions un peu, par exemple quand, par le truchement de la plume du poète, il nous dit : 13 Ancien Testament, Livre de Job, III. 24 à 26. 14 J’emprunte la formulation de cette question à Didier Martz : « Dépendance quand tu nous tiens » M. Billé, M.F. Bonicel et D. Martz Ed. Eres 2014 P. 186. 40

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