ERENA

I. INTRODUCTION Aujourd’hui, que ce soit à l’hôpital ou à domicile, l’utilisation de la pharmacopée a fortement modifié l’expérience du mourir pour des personnes atteintes de pathologies chroniques (Lafontaine et al. 2018). Elle majore le processus de médicalisation de la mort (Carol, 2004). Parmi les prises en charge médicalisées de la fin de vie, en France, nous pouvons citer la possibilité pour les patients de demander, dans certaines conditions, la mise en place d’une sédation profonde et continue maintenue jusqu'au décès (SPCMD) grâce à l’administration continue d’un hypnotique sédatif comme par exemple le midazolam (Hypnovel®). Selon la loi de 2016, cette SPCMD concerne uniquement des personnes atteintes d’une maladie grave et incurable présentant une souffrance physique et/ou psychique réfractaire et pour lesquelles, le « pronostic vital est engagé à court terme », ou pour lesquelles la décision d’arrêter un traitement peut conduire à ces deux conditions. En effet, la SPCMD est une procédure très encadrée par une législation dont les contours ont été précisés au cours du temps. Nous pouvons citer la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie ainsi que le décret du 3 aout 2016 modifiant le code de déontologie médicale et relatif aux procédures collégiales et au recours à la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès. De nombreux débats médiatiques et politiques ont illustré les reliefs moraux et normatifs de la mise en place d’une SPCMD ces dernières années. Pour notre part, nous nous sommes intéressées à celle-ci en tant que pratique. En effet, le nouveau droit introduit par l’article 3 de la loi de 2016, concernant la SPCMD, interroge d’une manière rénovée les processus décisionnels et les relations entre profanes et professionnels de sante, ainsi qu’entre ces derniers. Cette pratique concerne donc les « recompositions contemporaines du faire mourir » et du « laisser mourir » (Memmi et al., 2009). Très peu de travaux sociologiques se sont portés sur la sedation profonde et continue en tant que pratique. Si la litterature commence a prendre la sedation comme objet, c’est souvent en tant que modalite de l’ideal contemporain d’une « bonne mort » (Castra, 2003; Seymour et al., 2002), en pointant l’injonction qui est faite a l’individu en fin de vie de « participer » a sa mort de façon sereine afin de vivre pleinement cette etape de son existence (Castra, 2003; Marchal et al., 2016). Prenant ici la pratique de la sédation dans le sens sociologique classique (dans la lignee de Weber et d’Elias) l’activite de la sédation, ne peut pas relever d’une volonte individuelle ex nihilo . Elle concerne donc des individus toujours pris dans un tissu de relations avec autrui, inscrits dans des rapports de pouvoir et des structurations particulieres (institutionnelles, organisationnelles, culturelles, etc.) et dans des contextes spatio-temporels spécifiques. Dans la littérature, la « sedation terminale » se présente comme etant « le seul moyen pour repondre a la mission centrale de soulagement des soins palliatifs » (Legrand et al., 2016). Elle apparait néanmoins comme une pratique ambiguë et embarrassante pour les professionnels de sante qui y sont confrontes. En effet, des recherches menées à l’étranger indiquent que certains medecins, infirmieres et membres de la famille impliques dans cette pratique eprouvent une détresse emotionnelle et/ou morale (Raus et al., 2014) lorsqu’ils la mettent en place. Il est rapporté aussi le fait que la SPCMD produit des changements dans les pratiques médicales et l’organisation des services. Cet article revient sur les résultats d'une recherche interdisciplinaire, articulant une approche bioéthique et sociologique, entamée en 2019, sur la fin de vie médicalisée et la pratique de la sédation profonde et continue jusqu'au décès dans un centre de cancérologie. Dans le cadre de cette recherche, nous nous sommes interrogés sur les enjeux sociaux et éthiques posés par la pratique de SPCMD. Nous avons voulu identifier les termes de la loi pouvant être interprétés différemment selon les services du centre, et selon les différents segments professionnels. Rares sont les enquêtes sur la fin de vie et la sedation qui portent une visee comparative entre les prises en charge des différentes pathologies cancereuses, entre les caracteristiques des services et entre les différents soignants (Marche, 2004). Nous avons mis en œuvre une enquête basée sur des méthodes quantitatives et qualitatives auprès de professionnels de santé travaillant dans un centre de cancérologie en France. Nous avons réalisé une enquête par questionnaire anonyme (« Connaissez-vous la loi Claeys-Leonetti ? ») afin d’évaluer la connaissance de la loi de 2016 par l’ensemble des professionnels (médecins, cadres, infirmiers et aides-soignants) des divers services. Le questionnaire a été envoyé via l'intranet de l'institution entre janvier et mars 2019. Les données (108 questionnaires exploitables) ont fait l'objet d'une analyse statistique simple et croisée, avec le logiciel R 1 . Ces analyses, nous ont permis, non seulement, d’identifier les zones de tension entre la loi , la pratique et les différents niveaux de connaissance de la loi dans les différents services et professionnels, mais elles nous ont aussi servi de support de présentation et d’introduction aux discussions de type focus group (12 entretiens collectifs) avec les professionnels des services. Ces focus group réalisés avec infirmiers et aides-soignants des différents services ont porté sur la pratique de la sédation, son cadre juridique et, de manière plus ample, sur la prise en charge de la mort dans leurs services. Finalement, nous avons mené 14 entretiens semi-directifs avec des médecins de tous les services. Les focus groups et les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et analysés. Ce corpus de données qualitatives nous a permis d’explorer plusieurs 1 R Development Core Team (2005). R: A language and environment for statistical computing. R Foundation for Statistical Computing, Vienna, Austria. ISBN 3-900051-07-0, URL: http://www.R-project.org . 8

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